samedi 17 septembre 2011

U.G : Ce qui se passe en ce moment


"Ma façon de fonctionner c'est que je suis toujours occupé avec ce qui se passe en ce moment et il n'y a aucune place pour quelque préoccupation que ce soit. Vous vous préoccupez des choses qui ne sont pas en train de se dérouler ici. S'il y a une différence, c'est peut-être la seule. Les gens s'imaginent que je vis dans un vide où il ne se passe rien. Comment y aurait-il quelqu'un dans un tel état ? Il est rempli de ce qui se passe en ce moment."

samedi 10 septembre 2011

Jacques Lusseyran - Jérémie

Le premier homme sur ma route, c'est un vieillard. Et vous ne pouvez vous figurer combien j'en suis heureux.

Je ne sais pas s'il existe une bénédiction plus grande que la rencontre d'un vieillard véritable, c'est-à-dire joyeux. Elle nous est rarement donnée, car l'âge, ce n'est, hélas, pour la plupart des hommes, que l'addition sourde et dégradante des années physiques. Mais, quand un vieil homme est joyeux, il est si fort qu'il n'a plus même besoin de parler : il vient et il guérit. Celui qui emplit ma mémoire était de cette sorte. Il s'appelait Jérémie Regard.

Ce n'est pas moi qui lui donne ce nom. C'était le sien. Combien de romanciers voudraient l'avoir inventé ?

J'ai envie de me faire très modeste, vous savez, au moment où je parle de lui, parce qu’il était très grand et le paraissait si peu.

Il a fait dans mon existence un passage si court (quelques semaines) que je ne revois plus même son corps. J'aperçois vaguement un homme vigoureux, droit, trapu. Oui, un assez petit homme selon les mesures physiques. Quant au visage, je ne le vois pas. Je crois que je ne me suis jamais posé de question sur ce visage, même autrefois. J'en voyais un autre bien plus réel.

Je l'ai rencontré en janvier 1944, en pleine guerre, en Allemagne, en camp de concentration, à dix-neuf ans. Il était l'un des six mille Français arrivés à Buchenwald entre le 22 et le 26 janvier. Mais il ne ressemblait à aucun autre. Ici, je dois m'arrêter un instant, parce que j'ai écrit le nom de Buchenwald. Je l'écrirai souvent. Mais ne vous attendez pas à un tableau des horreurs de la déportation. Ces horreurs ont été réelles, elles ne sont pas bonnes à dire. Pour avoir le droit d'en parler, il ne faudrait pas être écrivain mais médecin — et pas seulement médecin des corps. Je me contenterai donc de l'indispensable, des éléments schématiques du spectacle.

Parfois même je parlerai de la déportation d'une manière scandaleuse pour quelques-uns, je veux dire paradoxale, je dirai à quoi elle fut bonne, je montrerai quelles richesses elle contenait.

Si je reviens à elle souvent, c'est qu'elle est, juste à l'entrée de ma vie, un grenier comble de peines et de joies, de questions et de réponses. Jérémie, non plus, ne parlait pas des camps de concentration, même quand il y était. Il n'avait pas le regard cloué sur la fumée du crématoire ni sur les douze cents bagnards terrifiés du bloc 57. Il regardait au travers. D'abord, je n'ai pas su qui il était, on me parlait de Socrate.

Mes voisins, très nombreux, prononçaient ce nom parfaitement inattendu dans le fourmillement de peur et de froid où nous nous agitions. Socrate avait dit… Socrate avait ri… Socrate était là-bas, un peu plus loin, de l'autre côté de cette foule d'hommes à la tête étroitement rasée. Je ne comprenais pas pourquoi tous ces gens appelaient l'un d'eux Socrate en particulier. Mais j'avais envie de ce personnage-là.

Un jour enfin je l'ai vu, j'ai dû le voir, car, pour être véridique, je n'ai aucun souvenir de la première rencontre.

Je sais seulement que j'attendais un raisonneur éloquent, un métaphysicien aigu, je ne sais quel philosophe moral triomphant. Ce n'est pas du tout cela que j'ai vu.

C'était un forgeron simplement, venu d'un petit village au pied du Jura et venu à Buchenwald pour des raisons qui avaient si peu de rapport avec l'essentiel que je ne les ai jamais connues ni demandées.

Il ne s'appelait pas Socrate, vous le savez déjà, mais Jérémie, et je ne comprenais pas comment ce nom n'avait pas suffi aux copains. Jérémie avait une histoire de forgeron dans un lieu particulier du monde, dans un village de France, et cette histoire, il aimait à la raconter avec de longs sourires. Il la racontait d'une façon très ordinaire, comme tout homme de métier parle de son métier. Et c'est à peine si l'on pouvait voir, çà et là, se dresser une seconde forge, une forge spirituelle.

Je dis bien « spirituelle ». Pourtant le mot est abîmé par l'usage. Mais, cette fois, il est juste et plein.

J'entendais Jérémie parler tout à coup d'hommes qui ne venaient pas à sa boutique seulement pour leurs chevaux et leurs charrettes, mais pour eux-mêmes, pour repartir tout ferrés et tout neufs, pour ramener chez eux un peu de la vie qui leur manquait et qu'ils trouvaient surabondante, étincelante et très douce à la forge du père Jérémie.

En ce temps-là, j'étais étudiant. Je n'avais guère pratiqué ces sortes d'hommes, ils n'emplissent pas les universités. Je croyais que lorsqu'un homme possède la sagesse, il le dit aussitôt, et dit comment et pourquoi et selon quelle filiation de pensée. Surtout, je croyais que, pour être sage, il fallait penser, penser ferme.

Je restais bouche bée devant Jérémie, parce que, lui, il ne pensait pas. Il racontait des histoires, presque toujours les mêmes, il vous secouait par les épaules, il avait l'air, à travers vous, de s'adresser à des personnes invisibles. Il avait continuellement le nez sur quelque chose d'évident, là sous la main. S'il parlait du contentement d'un voisin au sortir de sa boutique, c'était comme s'il eût parlé d'une verrue, d'une bosse, d'un panaris qui venait d'être ôté. Il constatait les choses morales de ses yeux, comme les physiciens constatent les microbes sous leurs lunettes. Il ne faisait pas la différence. Et, plus je le voyais faire ainsi, plus le poids de l'air diminuait pour moi.

J'ai rencontré des êtres surprenants, des êtres pathétiques et dont l'éclat des gestes et des paroles était tel qu'on était contraint, en leur présence, de baisser les yeux. Jérémie n'était pas surprenant. Oh ! Pas le moins du monde ! Il n'était pas là pour nous troubler.

Ce n'était pas la curiosité qui me jetait vers lui. J'avais besoin de lui comme un homme qui meurt de soif a besoin d'eau. Comme toutes les choses importantes, celle-là était élémentaire. Je vois Jérémie marchant à travers notre baraque. Il y avait un espace qui se formait entre lui et nous, matériellement. Il s'arrêtait quelque part et, tout de suite, des hommes se serraient davantage, lui donnaient une petite place, au milieu d'eux. C'était un mouvement tout instinctif et qu'on ne peut pas expliquer par le seul respect. Nous reculions plutôt comme on fait un pas en arrière pour laisser la place à celui qui travaille.

Songez que nous étions plus de mille hommes dans cette écurie de campagne, mille hommes là où quatre cents eussent été mal à l'aise. Songez que nous avions tous peur, profondément et immédiatement. Ne pensez pas à nous comme à des individus, mais comme à une glu, comme à une masse protoplasmique. En fait, nous étions collés les uns contre les autres. Les seuls mouvements que nous faisions consistaient à pousser, à s'agripper, à se déprendre, à sinuer. Et vous comprendrez mieux la merveille (pour ne pas dire le miracle) de cette petite distance, de ce cercle d'espace dont Jérémie restait entouré.

Il n'était pas effrayant, il n'était pas austère, il n'était pas même éloquent. Mais il était là, et cela se voyait. Cela se sentait comme on sent une main se poser sur l'épaule, une main qui rappelle, qui fait se retourner quand on était en train de fuir.

Chaque fois qu'il paraissait, l'air devenait respirable : je recevais un souffle de vie en pleine figure. Ce n'était peut-être pas un miracle, mais c'était du moins une bien grande action et dont il était seul capable. La promenade de Jérémie à travers le bloc, c'était cela : une respiration.

Je suis distinctement dans ma mémoire le chemin de lumière et de propreté qu'il faisait à travers la foule.

Je n'ai pas compris alors qui il était, mais certainement je l’ai vu. Et cette image s'est mise aussitôt à travailler à l'intérieur de moi au point de m'éclairer aujourd'hui comme un phare. Je n'ai pas su qui il était, parce qu'il ne le disait pas.

Il avait une histoire à laquelle il revenait souvent : il appartenait, disait-il, au mouvement de la Christian Science. Il avait même été, un jour, en Amérique, pour rencontrer là-bas ses coreligionnaires. Cette aventure, bien peu banale après tout pour un forgeron du Jura, m'intriguait mais ne m'éclairait pas. Elle donnait au personnage une épaisseur de mystère en surplus. Voilà tout. Jérémie, sans histoire, comptait seul.

Faut-il s'excuser d'employer tant d'images qui se rapportent à des actes simples : à la nourriture, à la respiration. Si j'étais tenté de le faire, Jérémie me le défendrait. Il savait trop bien qu'on ne vit pas d'idées.

C'était un homme vraiment manuel. Il savait qu'à Buchenwald nous ne vivrions pas des idées que nous avions sur Buchenwald. Cela, il le disait ; il disait même que beaucoup d'entre nous en mourraient. Hélas, il ne se trompait pas. J'ai connu là-bas des hommes qui sont morts parce qu'on les a tués. Pour eux, il n'y a que la prière. Mais j'en ai connu beaucoup aussi qui sont morts, très vite, comme des mouches, simplement parce qu'ils s'étaient crus en enfer. Simplement, oui. C'était alors que Jérémie prenait la parole.

Il fallait un homme aussi simple, aussi clair, aussi parvenu au fond de la réalité que lui pour voir le feu et au-delà du feu. Il fallait plus que l'espérance.

Il fallait voir.

Le bonhomme Jérémie voyait. Il avait un spectacle dans les yeux, mais ce n'était pas celui que nous avions, nous. Ce n'était pas notre Buchenwald, celui des victimes. Ce n'était pas un bagne, c'est-à-dire un lieu de faim, de coups, de mort, de protestation, où d'autres hommes, les méchants, avaient commis le crime de nous mettre. Pour lui, il n'y avait pas nous, les innocents, et l'Autre, le grand autre anonyme à la voix de tenaille et de fouet, le « salaud ». Comment le savais-je ? Vous êtes en droit de vous le demander : après tout, Jérémie ne disait presque rien. Eh bien, c'est sans doute qu'il existe chez certains êtres, qu'il existait chez lui, une rectitude et plénitude si parfaite de la vue que cette vue, la leur, se communique, vous est donnée pour un instant au moins. Et le silence est alors plus juste, plus exact que toutes les paroles.

Lorsque Jérémie venait à nous à travers le bloc 57, au milieu de sa petite auréole d'espace, c'était de la clarté qu'il donnait. C'était un surcroît de vue, une nouvelle vue. Et c'est pourquoi nous nous écartions tous d'un pas.

Surtout, n'allez pas vous imaginer que le père Jérémie nous consolait. Au point où nous étions, les consolations eussent valu ce que vaut une romance, un méchant conte de nourrice. Nous n'étions pas au pays de cocagne et, si nous avions été assez fous pour le croire une seule seconde, le réveil eût été amer. Jérémie parlait dur, voyait dur. Mais il le faisait doucement.

Pas trace d'onction chez lui. Il avait la voix ronde, les gestes méticuleux et progressifs, mais c'était habitude de métier, naturel tranquille. C'était un bonhomme, je vous dis, pas un prophète.

Jérémie était si peu un prophète, il faisait si peu de tapage que je ne sais pas combien, parmi la dizaine d'hommes qui ont survécu à ces jours de l'hiver 1944, dans la baraque 57, se le rappellent aujourd'hui. Je voudrais tant ne pas être le seul.

Non, on n'apercevait rien sur Jérémie, aucun signe. Il ne portait le drapeau d'aucune foi, si ce n'est, de temps à autre, celui de la Christian Science. Mais à cette époque, pour moi, et pour les Français autour de moi, ce mot n'avait qu'une résonance bizarre.

On allait à Jérémie comme à une source. On ne s'interrogeait pas. On n'y pensait pas. Il y avait, dans cet océan de rage et de souffrance, cette île : un homme qui ne criait pas, qui n'appelait personne à l'aide, qui avait sa suffisance.

Un homme aussi qui ne rêvait pas : c'était plus important que tout. Nous, nous rêvions : à des femmes, à des enfants, à des maisons, souvent aux misères, aux chagrins d'autrefois que nous avions la faiblesse d'appeler Liberté. Nous n'étions pas à Buchenwald. Nous n'en voulions pas de Buchenwald. Et, à chaque retour, il était là quand même et il faisait mal.

Jérémie n'était pas déçu, pourquoi aurait-il rêvé ? Quand nous le voyions venir avec toute sa monstrueuse sérénité, nous avions envie de crier : « Ferme les yeux ! Ce qu'on voit ici brûle ! » Mais le cri nous restait dans la gorge parce que, de toute évidence, il avait les yeux solidement posés sur toutes nos misères et ne cillait pas. Bien plus, il n'avait pas l'air d'un homme qui prend sur lui, d'un héros. Il n'avait pas peur, et, cela, aussi naturellement que, nous, nous avions peur.

« Pour qui sait voir, c'est comme d'habitude », disait-il. D'abord, je ne comprenais pas. J'éprouvais même un sentiment tout proche de l'indignation. Quoi ! Buchenwald semblable à la vie ! Impossible. Tous ces hommes affolés, hideux, cette menace hurlante de la mort, ces ennemis partout, chez les S.S., chez les détenus eux-mêmes, ce morceau de colline dressé contre le ciel, hérissé de fumées, avec ses sept cercles, là-bas au travers des forêts, de barbelés électriques, tout cela comme d'habitude ! Je me souviens que je ne le voulais pas. Ce devait être pire, ou bien alors plus beau. Jusqu'à ce qu'enfin Jérémie me fît voir.

Ce ne fut pas une révélation, une découverte fulgurante de la vérité. Je ne pense pas même qu'il y ait eu paroles échangées. Mais un jour il est devenu évident, sensible dans ma chair, que Jérémie, ce forgeron, m'avait prêté ses yeux, à long terme.

Avec ces yeux-là, je voyais que Buchenwald n'était pas unique, ni même l'un des lieux privilégiés de la plus grande douleur des hommes. Je voyais aussi que notre camp n'était pas en Allemagne, comme nous le croyions, au cœur de la Thuringe, dominant la plaine d'Iéna, en cet endroit précis et non pas en un autre. Jérémie m'apprenait, avec ses yeux, que Buchenwald était en chacun de nous, cuit et recuit, entretenu sans cesse, affreusement aimé. Et que, par conséquent, nous pourrions le supprimer, si nous le désirions avec assez de force.

« Comme d'habitude », Jérémie s'en expliquait parfois. Il avait toujours vu les hommes dans la peur et dans la plus invincible de toutes : celle qui n'a pas d'objet. Il les avait vus désirer secrètement et par-dessus tout une chose : se faire du mal à eux-mêmes. C'était toujours, c'était ici le même spectacle. Simplement, les conditions étaient enfin toutes remplies. La guerre, le nazisme, les folies politiques et nationales avaient fait un chef-d'œuvre, une maladie et misère parfaite : un camp de concentration. Pour nous, bien sûr, c'était la première fois. Jérémie n'en voulait pas de notre surprise. Il disait qu'elle n'était pas honnête et qu'elle nous faisait du mal.

Il disait que dans la vie ordinaire, avec de bons yeux, nous aurions vu les mêmes horreurs.

Il nous arrivait autrefois d'être heureux. Eh bien ! Les nazis nous avaient donné un terrible microscope : le camp. Ce n'était pas une raison pour cesser de vivre.

Jérémie donnait l'exemple : il trouvait de la joie en plein bloc 57. Il en trouvait dans ces moments de la journée où nous ne trouvions que de la peur. Et il en trouvait en si grande abondance que nous la sentions, lui présent, monter en nous. Sensation inexplicable, incroyable même, là où nous étions : la joie allait nous emplir. Imaginez ce cadeau que Jérémie faisait ! On ne comprenait pas, mais on disait merci, et encore merci.

Quelle joie ? Voici des explications, mais elles sont pauvres : la joie d'être en vie, d'être encore en vie à cet instant, l'instant d'après, chaque fois que nous y pensions. La joie d'éprouver la vie des autres, de quelques autres du moins, contre nous, dans l'ombre la nuit. Que sais-je ? La joie. Cela ne vous suffit pas ?

Cela faisait bien mieux que nous suffire : c'était le pardon, là, tout soudain, à quelques pas de l'enfer. C'était de nouveau la possibilité de tout, la grande fortune. J'ai connu cet état par l'intermédiaire de Jérémie. D'autres l'ont connu comme moi, je le sais.

La joie de découvrir que la joie existe, qu'elle est en nous, exactement comme la vie, sans conditions et, donc, qu'aucune condition, même la pire, ne saurait la tuer.

Tout cela, direz-vous, venait de Jérémie parce qu'il était lucide. Je n'ai pas dit qu'il était lucide : cette qualité appartient à l'intelligence et, dans le monde de l'intelligence, Jérémie n'était pas chez lui. J'ai dit qu'il voyait. J'ai parlé de lui comme d'une prière vivante. Les subtils prétendront que la foi de Jérémie était sans nuances. Que m'importe ! Pour lui, et pour nous à travers lui, le monde était sauvé à chaque seconde. La bénédiction n'avait pas de fin. Et, quand elle cessait, c'était que nous n'en avions pas voulu, que nous avions cessé, nous et pas elle, d'être joyeux.

Ce ne sont pas de grands mots. Et si pourtant vous avez cette impression, c'est alors que je suis maladroit. Jérémie était un homme banal. Banal et surnaturel, c'est cela.

On pouvait très bien vivre auprès de lui pendant des semaines et ne pas le voir, parler seulement « d'un vieux bonhomme pas comme les autres ». Il n'était pas un spectacle à la façon des héros ou des camelots.

Ce qu'il y avait de surnaturel en lui, de toute évidence cela ne lui appartenait pas, c'était fait pour être répandu. Le spectacle, s'il existait, dedans de nous. J'ai le plus clair souvenir de l'avoir trouvé. J'ai aperçu, un jour comme les autres, un petit endroit où je ne grelottais pas, où je n'avais pas honte, où les personnages de la mort n'étaient que des fantômes, où la vie ne dépendait plus ni de la présence du camp ni de son absence. Je le devais à Jérémie.

J'ai porté cet homme dans mes souvenirs comme on porte sur soi une image, parce qu'elle a été bénite.

Et maintenant, comment a-t-il disparu ? Je le sais à peine. Sans bruit, en tout cas, comme il était venu.

Un jour, quelqu'un m'a dit qu'il était mort. Ce devait être quelques semaines après notre arrivée au camp.

Là-bas, les hommes s'en allaient ainsi. On ne savait presque jamais comment. Ils partaient trop nombreux à la fois : personne n'avait ni le temps ni le goût de regarder les détails, le « comment » de la mort. Ceux qui s'en allaient, on les laissait se fondre dans la masse. Il y avait un fond solide de mort auquel nous participions tous plus ou moins, nous les vivants. La mort des autres, c'était tellement notre affaire que nous n'avions pas la force de lui faire face.

Je n'ai pas su le « comment » du départ de Jérémie. Je me suis souvenu seulement qu'il était venu me voir, quelques jours plus tôt, et m'avait annoncé que c'était la dernière fois. Pas du tout comme on annonce un malheur, pas d'une façon solennelle. Simplement, c'était la dernière fois, et puisque c'était ainsi, il était venu me le dire.

Je ne crois pas que j'en aie eu de la peine. Ce ne devait pas être pénible. Cela ne l'était sûrement pas, puisque c'était réel et su.

Il avait servi. Il avait le droit de sortir de ce monde qu'il avait entièrement traversé.

Je compte bien que des gens me disent : « Où voyez-vous du surnaturel chez votre forgeron ? Il vous adonné un exemple de sérénité, à un moment où la sérénité était très difficile. C'est bien, mais c'est tout. Cette paix de Jérémie, c'est le résultat du courage et d'un solide équilibre des nerfs, des humeurs, des échanges organiques peut-être. »

Eh bien, non ! Nous ne serons pas quitte de Jérémie à ce prix-là.

Ce que je nomme surnaturel chez lui, c'était la coupure qu'il avait entièrement réalisée avec les habitudes. Celles du jugement qui nous font appeler malheur ou mal toute adversité, celles de l'avidité, qui nous font haïr, réclamer vengeance, ou simplement protester — forme mineure mais incontestable de la haine — celles du vertige égocentrique, qui nous font croire que nous sommes innocents chaque fois que nous souffrons. Il avait échappé au lacis des réflexes obligatoires, et ce mouvement-là, jamais la bonne santé, ni même une santé parfaite si cela existe, ne pourra l'expliquer.

Il avait touché au fond de lui le surnaturel ou, si le mot vous gêne, l'essentiel, ce qui ne dépend d'aucune circonstance, ce qui peut exister en tout temps et en tout lieu, dans la douleur comme dans le plaisir. Il avait rencontré la source de vie. Et, bien sûr, aussitôt il avait été inondé de transparence, de propreté. Si j'ai employé le mot « surnaturel », c'est que l'acte de Jérémie me semble être l'acte religieux même : la découverte que Dieu est là, en chacun des hommes à égalité, à chaque seconde tout entier, et qu'un retour peut être fait vers Lui.

Cela, c'était la Bonne Nouvelle que Jérémie, à son tour, faisait entendre à sa manière qui était très humble.

Nous gagnerions tous beaucoup à mettre la mémoire en quarantaine.

La petite mémoire du moins, la mesquine, l'encombrante, celle qui nous fait croire à cette irréalité, à ce mythe : le Passé.

C'est elle qui ramène soudain, et sans ombre de raison, un personnage, un lambeau d'événement et qui l'installe chez nous. L'image se jette sur l'écran de la conscience, elle gonfle, il n'y en a bientôt plus que pour elle. Voilà la circulation de l'esprit arrêtée. Le présent se disperse. Les instants qui se suivent n'ont plus même la force de nous porter. Ils n'ont plus même de goût. Bref, cette mémoire sécrète la mélancolie, le regret, la complication intime sous toutes ses formes.

Et il y a l'autre mémoire, heureusement. C'est à elle qu'appartient pour moi Jérémie.

Cet homme me poursuit, je l'avoue. Mais il ne me hante pas à la façon d'un souvenir. Simplement il est entré dans ma chair, il me nourrit, il travaille à me faire vivre. Je passe très peu de temps à penser à lui : c'est lui qui pense à moi, dirait-on.

Pour vous parler de lui, j'ai dû faire allusion à Buchenwald. Mais que cela ne vous trompe pas : Jérémie n'a jamais « été à Buchenwald ». Je l'y ai rencontré en chair et en os. Il y portait un numéro matricule. D'autres que moi l'y ont connu, Mais il n'y était pas de cette façon particulière, exclusive ou bien encore individuelle que nous entendons par la phrase : « Avoir été à Buchenwald. »

Cette aventure du camp n'était pour lui qu'une aventure : elle ne l'a pas concerné de façon fondamentale.

Il est des hommes dont je ne me souviens qu'en laissant fonctionner en moi la « petite mémoire » : et ceux-là, si je les ai rencontrés là-bas, ils y sont restés. Jérémie, quand il me parle, ne le fait pas du fond de mon passé, mais du fond de mon présent, là, juste au centre. Je ne peux pas le contourner.

Ils sont tous ainsi les hommes qui nous ont appris quelque chose. Car ce quelque chose, cette connaissance, ce surcroît de présence à la vie, ils nous l'ont donné seulement parce qu'ils savaient clairement qu'ils n'en étaient pas les propriétaires. Imaginons Jérémie heureux, comme il arrive à certains hommes de l'être : pour des raisons personnelles, à la suite d'une histoire différente de celle des autres, précieuse et subtile. Croyez-vous qu'il serait encore là dans ma vie ? Il aurait rejoint les personnages pittoresques, les figures de passage. Mais Jérémie n'était pas heureux : il était joyeux. Le bien dont il jouissait n'était pas à lui. Ou plutôt si, mais par participation. Il était aussi bien à nous.

C'est tout le mystère et toute la puissance des êtres qui servent autre chose que leur personnage provisoire : on ne peut pas les éviter.

MARC MARCISZEWER " Des malentendus de la recherche " revue, 3ème Millénaire, n° 72

Peut-il y avoir une libre recherche ?

La question de la recherche est ambiguë : comment pourrait-il y avoir une recherche libre alors même qu’elle provient presque toujours d’un sentiment d’insatisfaction, d’incomplétude ? Toute insatisfaction révèle une incapacité à prendre les choses telles qu’elles sont, et par conséquent oriente la recherche. L’orientation indique un choix, le choix une réaction, la réaction un conditionnement.


D’autre part, si on porte un regard honnête sur soi-même, sur les circonstances et les conditions de sa propre existence quotidienne, comment peut-on prétendre être pour quoi que ce soit dans la moindre entreprise, dans la moindre perception ? Quoi qu’il se produise dans notre vie, qu’il s’agisse de notre univers psychique ou du monde extérieur, tout survient malgré nous, en dépit de nous, échappe à notre contrôle, à notre volonté. Nos émotions, nos sensations, nos pensées, nos désirs, nos choix, nos décisions importantes s’avèrent finalement ne pas être produites par un quelconque " soi-même ". Aucun d’entre nous ne peut prétendre être le créateur ou le maître de sa vie… Au contraire, l’évidence s’impose que je ne puis penser, ressentir, éprouver, agir autrement que comme je pense, ressens, éprouve, agis ; et ce qui me fait penser, ressentir, éprouver, agir ainsi ne m’appartient pas, n’est pas sous mon contrôle. Paradoxalement, cette évidence soulage du poids de celui qu’on se raconte être et de ses fantasmes de libération, d’éveil, de recherche spirituelle

Evidemment, cette vision donne une autre perspective aux allégations de libre arbitre et à ce qu’on peut dénommer la mégalomanie individuelle commune, qui consiste à se considérer indispensable, responsable. Ce qu’on est, ce qu’on pense, ce qu’on sent, ce qu’on fait, rien de cela ne provient de soi-même ! Aucune raison, donc, d’être fier ou honteux, aucune raison de se lamenter sur de prétendus échecs ou de se glorifier d’apparentes réussites. La vie agit à travers nous, se sert de nous ; le reconnaître libère de la formidable tension générée par la croyance en sa responsabilité individuelle. On ne se prend plus pour Dieu quand on voit que c’est la vie qui fait de nous ce que nous sommes, et que notre soi-disante autonomie est relative à la perspective depuis laquelle on regarde. (…)


Déclarer qu’il n’y a pas de libre recherche ne signifie pas, comme certains instructeurs spirituels le prétendent, qu’on va alors mener sa vie ballotté comme une plume par le vent, suivant nécessairement la pente de ses plus vils instincts (vision par ailleurs très judéo-chrétienne). Tel que je le vois, on fait ce qu’on a à faire, ce qu’on sent ou croit devoir faire, mais on sait qu’en réalité il serait plus juste de dire que ça se fait plutôt qu’on le fait.

Dans les cas de figure que nous venons de survoler, il apparaît qu’aucune recherche ne peut se prétendre libre.


Ce n’est pas mon langage habituel, mais je pourrais dire, comme certains, que seul Dieu est.


" Un homme avait dit à un jeune garçon qu’il lui donnerait un dollar s’il lui disait où se trouvait Dieu. Le garçon répliqua qu’il lui en donnerait deux s’il lui disait où Dieu n’est pas. "

Rabbi David Hartman

Tony Parsons - Tout ce qui est


Ce moment-ci, ici même, est tout ce qui est. Dans ces corps/mental,
une vue claire s’opère à chaque instant: il y a simplement un voir.
Mais quelque part dans l’esprit il y a cette idée – et c’est tout le
drame – qu’il y a quelqu’un opérant cette vision. C’est toute la
subtilité et l’évidence de la chose.

Lorsque se produit l’éveil (comme cela arrive maintenant très
souvent), ce que les gens disent plus que toute autre chose est que ce
qui est vu à présent est absolument évident. Tellement évident. C’est
étroitement accolé à ce que vous vous imaginez qui se passe en ce
moment. Vous pensez que vous me voyez – en fait tout ce qui se produit
en réalité est qu’il y a un voir, vision de moi qui survient, ou de
quoique ce puisse être. La différence entre éveil et pas d’éveil -
entre voir et ne pas voir- est simplement la reconnaissance qu’il
n’est personne là. Il n’y a aucun « moi ».

Si vous voulez, vous pouvez fermer les yeux et vous mettre en quête du
« moi ». Ce qui surgit à la conscience sont des sensations. Il peut y
avoir des sensations dans le corps, des pensées … Peu importe ce qui
surgit – un « moi » ne peut être trouvé là-dedans. Cherchez donc « moi »,
il n’est pas possible de trouver une localisation fixe, un point fixe
qui soit « moi ». Où est votre « moi » ? Continuez à chercher « moi » et
tout ce que vous trouverez en fait, sont des sensations, sensations
corporelles, conscience du corps, conscience de la pensée « je ne peux
trouver ‘moi’ « …

Et la chose étrange est que ce qui cherche « moi » est ce que vous êtes.
Vous êtes celui qui cherche. Ce que vous êtes est unicité. L’unicité
est ce qui voit, ce qui voit toute chose. L’unité est tout et voit
tout comme étant elle-même. Tout ce qu’il y a, c’est que d’une façon
ou d’une autre nous nous sommes mis en quête de quelque chose d’autre,
quelque chose de personnalisé, un objet nommé illumination. Quelque
chose qui se trouve là-bas au loin et qui devrait nous tomber du ciel
et nous emplir d’une énergie nouvelle ; quelque chose qui surgit et
s’ajoute à nous.

En fait, ce que nous cherchons, c’est la perte de l’idée d’un « moi ».
Il s’agit simplement de la perte de l’identité personnelle -qui ne
fut, de toute façon, jamais une réalité. Nous sommes en quête de la
perte d’une irréalité. Tout tombe et dans un sens le « moi » est tout.
Nous sommes des riches essayant de trouver le royaume des cieux. Tout
le temps où il y a un « moi » qui chérit des concepts sur lui-même, sur
l’importance de la vie et l’importance d’atteindre l’illumination,
nous sommes des gens riches.

Et tout cela tombe et il ne reste plus rien outre la vision de ceci :
simplement une claire vision des sensations, de la vie apparemment en
marche. Cette claire vision de vient de nulle part. C’est comme s’il
n’y avait personne là pour voir la vie se dérouler. Sans aucun
sentiment que ce qui se passe a besoin d’être changé, pour le meilleur
ou pour le pire. Sans aucun jugement, ou une quelconque idée que tout
cela va quelque part. Et au delà de la vision claire réside l’unicité.

Tony Parsons « Tout ce qui est » (Ed Accarias, L’Originel) Extraits

mercredi 18 mai 2011

Eric Baret - Le doute

Je doute et je ne sais pas quoi faire avec ces doutes. Je doute tout le temps.

Le doute est la porte. Tout ce qui n'est pas doute est histoire. Il n'y a que doute. Au début, c'est un doute qui va se projeter sur un monde objectif, vous allez douter de quelque chose. Puis, à un moment donné, le doute va manger ce dont il doute. Il va rester un doute sans direction, qui est écoute.
Il faut enlever l'objectivation du doute. Le doute est la porte, c'est le non savoir. Ce n'est pas un doute qui projète un non-doute. Le doute doit être un vrai doute. Il ne doit plus douter d'objet, il doit douter de lui même. Quand il quitte sa caractéristique du doute, il reste disponibilité.

Le doute, c'est déjà de l’énergie qui a cessé d'être excentrique, qui ne s'en va plus. Elle est encore orienté vers quelque chose. Vous doutez, négligez ce dont vous doutez; restez avec le doute; quelque chose va exploser... Tout ce dont vous pouvez douter, il faut en douter, il y a de bonne raison a cela. On doute du monde objectif, il faut en douter. A un moment donné, vient ce dont on ne peut plus douter. Cela, vivez le.

lundi 2 mai 2011

Eric Baret : "Je vis donc avec ce que arrive à chaque moment"

Quand je vois le faux, ce qui demeure est le vrai.
Vous ne pouvez pas enlever le serpent. Il vous faut voir la corde... Alors, il n'y a pas de serpent.
Je réalise donc clairement que je ne puis être different. Je l'accepte. Je vis dans mes prétentions; je me tais, je n'ai pas d'opinion sur elles, à savoir que je devrais être différent, que je ne devrais pas avoir de prétention. Quand je reconnais clairement mes prétentions, sans la prétention que je devrais en être libre, je suis de nouveau ramener à la résonance.
Ce qui est la n'est pas quelque chose à enlever afin de trouver la vérité; cela ce révèle être la vérité elle même, la vérité qui se cherche. Ce qui m'arrive est donc la vérité, quelle que soit son expression. Mais dans mon histoire que la vérité se trouve labas, que je ne dois pas me sentir déprimé, etc , je nie le divin! Ce que je ressens maintenant est le silence, et je le tais. Je vis donc avec ce que arrive à chaque moment. Il n'y a pas d'autre manière.
La vérité n'est pas quelque chose, ce n'est ni à ressentir, ni a expérimenter ou même à posséder.
C'est la constante expérience de la non-vérité. C'est une non-expérience. C'est pourquoi cela n'est jamais arrivé a personne. C'est aussi pourquoi personne ne peut vivre dans la vérité.
On peut seulement voir que l'on vit dans la non-vérité.
Etre libre n'est pas un emploi. Vous êtes ce que vous êtes.
Jean Klein était musicien; il n’était pas" libre", il était ce qu'il était.
Shankaracharya a crée des rituels pour célébrer Surya, Lakshmi et Ganesha; il n’était pas libre, il était celebration.
Personne n'est libre, c'est un fantasme. Nous avons besoin de ce fantasme pour nous maintenir sciemment malheureux, pour prétendre que le bonheur viendra quand nous serons devenus comme ceci ou comme cela, pour prétendre exister. Quelle lourde prétention...!

vendredi 15 avril 2011

Eric Baret : Vivre avec ce qui est là -


"Pourquoi vouloir se libérer de la souffrance, de la violence, de la dépression? Ce sont des cadeaux que l'on reçoit pour interroger. Il n'y a rien à changer là-dedans. C'est parce qu'il y a une forme de maturation, d'ouverture que ces cadeaux viennent.
Penser qu'il faut se libérer de la souffrance, se libérer de la violence, c'est cela la violence. C'est une forme d'ajournement.
Il n'y a rien dont on doive se libérer. L'image est absolument nécessaire; quand elle a rempli son rôle, elle s'élimine comme le reste.
Une démarche spirituelle, c'est vivre avec ce qui est là; ce n'est pas chercher à transformer, à changer, à se libérer.
Ces choses font partie de la psychologie, c'est une fuite en avant.
Il s'agit de vivre avec ce que l'on ressent et non vivre avec le corps hypothétique, avec le corps que l'on devrait avoir, que l'on voudrait avoir, mais avec le corps qui est là. Vivre avec ce qui est ressenti, pas avec un psychisme hypothétique, tranquille, purifié, qui devrait être comme ceci et comme cela, qui devrait être ouvert. Non. Vivre avec ce qui est là: avec l'agitation, la peur, la dépression. Accueillir ces éléments amène la transformation. Pas de place pour un quelconque changement, pour un quelconque cheminement; uniquement vivre avec ce qui est là. Ce qu'il y a là n'est pas autre chose que la beauté, mais cela demande à être écouté, être regardé. Toute tentative pour se libérer, c'est cela la souffrance."

Eric Baret